5

 

Je me réveillai en sursaut et, l’espace d’un instant, je crus que j’avais quitté Sky Haussmann pour entrer dans un autre rêve dont la caractéristique dominante était une impression atroce de vide et de dislocation.

Puis je me rendis compte que ce n’était pas un rêve. Vraiment pas.

J’étais bien réveillé, et en même temps j’avais l’impression que la moitié de mon cerveau était encore endormie : celle qui recelait la mémoire, l’identité et toutes mes certitudes sur la façon dont j’étais arrivé à l’endroit où je me trouvais. Tous les circuits qui me reliaient au passé, en fait. Quel passé, d’ailleurs ? Je m’attendais, en regardant derrière moi, à retrouver des détails précis – un nom, une idée de mon identité… –, mais autant essayer de faire le point sur un brouillard opaque.

Enfin, j’arrivais encore à mettre un nom sur les choses : le langage était toujours présent. J’étais allongé sur un lit dur, sous une maigre couverture marron en laine tricotée. Je me sentais reposé, l’esprit en éveil – et rigoureusement impuissant. Je regardai autour de moi, et je n’eus pas le déclic ; pas la moindre impression familière, à aucun niveau. Je regardai ma main, étudiai le réseau des veines, sur le dessus. Elle me parut à peine moins bizarre.

A contrario, je me rappelais assez nettement les détails de mon rêve. Et je ne le revoyais pas comme un rêve normal, avec ses incohérences, ses perspectives changeantes et sa logique aléatoire, mais plutôt de façon strictement linéaire, presque documentaire. Un peu comme si j’avais été avec Sky Haussmann en personne ; je ne voyais pas vraiment les choses de son point de vue, je le suivais plutôt comme un fantôme obsédé.

Quelque chose me fit retourner ma main.

J’avais une tache de sang séché, bien nette, comme une tache de rouille, au milieu de la paume, et quand je regardai le drap, sous moi, je vis d’autres taches de sang. J’avais dû saigner avant de me réveiller.

J’eus l’impression que quelque chose prenait forme dans le brouillard ; un souvenir semblait se préciser.

Je me levai. J’étais tout nu. Je regardai autour de moi. J’étais dans une chambre aux murs grossièrement ébauchés – pas taillés dans la roche, mais faits d’une matière qui rappelait la terre cuite, peinte en blanc brillant. Il y avait une petite armoire et un tabouret à côté du lit, faits d’un bois que je ne reconnus pas. La pièce était rigoureusement dépourvue d’ornements, en dehors d’un petit vase marron placé au fond d’une niche ménagée dans l’épaisseur d’un des murs.

Je regardai le vase avec épouvante.

Quelque chose en lui m’emplissait d’horreur ; une horreur irrationnelle, je le savais pertinemment, mais je ne pouvais rien contre elle. Des dégâts neurologiques, alors ? m’entendis-je penser. Tu maîtrises encore le langage, mais ton système limbique aura subi des dégâts profonds.

À cet instant, je trouvai l’origine de ma terreur, et je me rendis compte que ce n’était absolument pas le vase.

C’était la niche.

Quelque chose était caché dedans ; quelque chose d’effroyable. Et quand je m’en rendis compte, j’eus le déclic. Mon cœur battait la chamade. Il fallait que je sorte de là. Je devais m’éloigner de cet endroit. C’était insensé, mais rien que d’y penser, je sentais mon sang se cailler dans mes veines. La porte de la chambre était ouverte. Elle donnait « dehors », quoi que cela veuille dire.

Je sortis en courant.

Je sentis de l’herbe sous mes pieds ; j’étais debout sur un carré de pelouse humide, impeccablement tondu, entouré sur deux côtés par de l’herbe haute et des pierres. Le chalet où je m’étais réveillé se trouvait juste au pied d’une pente que l’herbe menaçait de recouvrir. La pente s’accentuait, montait presque à la verticale et s’incurvait au-dessus de moi, me surplombant, formant un arc verdoyant, vertigineux, couvert d’une végétation qui rappelait des feuilles d’épinard collées aux parois d’un bol. La distance était difficile à évaluer, mais j’estimai que la voûte de ce monde devait se trouver à un kilomètre de hauteur environ. Sur le quatrième côté, le sol descendait un peu et recommençait à monter du côté opposé, comme une vallée de train électrique. Il montait, montait, montait, et rejoignait la partie qui montait dans mon dos.

À droite et à gauche, au-dessus de l’herbe et des pierres, j’arrivais vaguement à distinguer les extrémités du monde, à travers le brouillard bleuté formé par la couche d’air qui m’en séparait. J’eus d’abord l’impression d’être dans un habitat cylindrique, mais les extrémités fuselées suggéraient que la structure avait plutôt la forme d’un long cigare : deux cônes emboîtés, mon chalet se trouvant à peu près à l’endroit où la largeur était maximale.

Je me creusai vainement la tête à la recherche d’informations sur la conception des habitats. J’étais seulement tenaillé par l’impression que celui-ci avait quelque chose de peu ordinaire.

Un filament blanc bleuté courait sur toute sa longueur : une sorte de tube à plasma confiné, dont la luminosité devait pouvoir être atténuée afin de simuler le crépuscule et la nuit. La verdure était agrémentée par de petites chutes d’eau et des falaises abruptes, artistiquement arrangées comme dans une estampe japonaise. Du côté le plus éloigné du monde, je voyais des jardins ornementaux, minutieusement disposés en un patchwork de cultures différentes comme une matrice de pixels. Çà et là, semés tels des cailloux blancs, je voyais d’autres chalets et parfois un hameau ou une construction plus vaste. Des sentiers de pierre sinueux épousaient les contours de la vallée, reliant les chalets et les communautés. Les habitations qui se trouvaient près des bouts effilés étaient plus proches de l’axe de rotation, et la gravité apparente devait être plus faible. Peut-être était-ce cette donnée qui avait dicté la conception de l’habitat ?

Au moment où je commençais à me demander sérieusement où j’étais, quelque chose sortit en rampant de l’herbe sur un ensemble élaboré de pattes métalliques articulées et s’aventura dans la clairière. Je refermai la main sur un pistolet imaginaire, comme si, à un niveau musculaire, réflexe, je m’étais attendu à en trouver un.

La machine s’arrêta en cliquetant. Les pattes d’araignée supportaient un corps ovoïde vert, lisse, à l’exception d’un flocon de neige stylisé d’un bleu électrique.

Je fis un pas en arrière.

— Tanner Mirabel ?

La voix sortait de la machine, mais quelque chose me disait que ce n’était pas la sienne. C’était une voix humaine, féminine, pas très assurée.

— Je ne sais pas.

— Oh, Seigneur ! Mon castelan n’est pas vraiment…

Elle avait prononcé ces paroles en norte, mais elle revint à la langue dans laquelle j’avais parlé :

— J’espère que vous me comprenez, dit-elle en hésitant. Je n’ai pas l’habitude de parler castelan. Je suis… euh, j’espère que vous reconnaissez votre nom, Tanner. Je devrais dire Tanner Mirabel. Euh, monsieur Mirabel, plutôt. Vous comprenez ce que je vous dis ?

— Oui, répondis-je. Mais nous pouvons parler norte, si c’est plus facile pour vous. Si ça ne vous ennuie pas de m’entendre ânonner…

— Vous parlez très bien les deux, Tanner. Ça ne vous ennuie pas que je vous appelle Tanner, hein ?

— Vous pouvez bien m’appeler comme vous voulez. Hélas.

— Ah… Il y a donc amnésie partielle. C’est ça ?

— Je crains qu’elle ne soit beaucoup plus que partielle.

J’entendis un soupir.

— Enfin, c’est pour ça que nous sommes là, hein ? Si nous existons pour quelque chose, c’est bien pour ça. Oh, nous ne souhaitons pas ça à nos clients, bien sûr… Mais lorsque ça leur arrive… que Dieu nous ait en Sa sainte garde… ils ne pourraient tomber mieux. Non qu’ils aient beaucoup le choix, évidemment… Oh, mon Dieu, je divague, hein ? Je passe mon temps à divaguer. Vous devez être déjà assez perdu comme ça. Enfin, nous ne nous attendions pas à ce que vous vous réveilliez aussi vite. C’est pour ça qu’il n’y avait personne pour vous accueillir, vous comprenez. (Il y eut un autre soupir, mais plus professionnel. Comme si elle prenait son élan avant de passer aux choses sérieuses.) Bon, alors voilà : vous ne risquez rien, Tanner, mais il vaudrait mieux que vous restiez auprès de la maison pour le moment, jusqu’à ce que quelqu’un vienne.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai ?

— Eh bien, vous êtes tout nu, pour commencer.

Je hochai la tête.

— Et vous n’êtes pas un simple robot, n’est-ce pas ? Eh bien, je suis désolé. Ce n’est pas mon habitude…

— Ne vous excusez pas, Tanner. Il n’y a vraiment pas de quoi. Il est tout à fait normal que vous soyez un peu désorienté. Vous avez dormi très longtemps, après tout. Physiquement, vous n’avez subi aucun dommage apparent… enfin, aucun que j’aie pu constater…

Elle s’interrompit un instant, et ce fut comme si elle sortait brusquement de sa rêverie.

— Mais mentalement… eh bien, ça n’a rien d’étonnant, en réalité. Ce genre d’amnésie transitoire est beaucoup plus fréquente qu’ils ne le pensent.

— « Transitoire », je me réjouis de vous l’entendre dire.

— Enfin, généralement.

Je me demandai avec un sourire intérieur si c’était une tentative d’humour, ou la brutale énonciation d’un fait.

— Et qui sont ces « ils », tant que nous y sommes ?

— Eh bien, ceux qui vous ont amené ici, bien sûr. Les Ultras.

Je ramassai un brin d’herbe, l’écrasai entre mes doigts, en flairai le résidu. Si c’était une simulation, elle était extraordinairement détaillée. Même des programmeurs militaires auraient été impressionnés.

— Les Ultras ?

— C’est sur leur bâtiment que vous êtes arrivé ici, Tanner. Vous avez été cryonisé et vous souffrez d’amnésie du dégel.

À ces mots, un fragment de mon passé remonta à la surface, comme un bouchon sur l’eau. Quelqu’un m’avait parlé d’amnésie du réveil. Tout récemment. Ou il y avait très longtemps. Les deux hypothèses m’apparaissaient également plausibles. Et ce quelqu’un était un cyborg, membre de l’équipage d’un vaisseau stellaire…

J’essayai de me rappeler ce qu’il m’avait dit, mais j’avais l’impression de fouiller dans le même brouillard gris, opaque, sauf que cette fois il y avait des choses dans le brouillard ; des lambeaux de souvenirs : des arbres pétrifiés, cassants, tendant leurs branches raides pour se reconnecter avec le présent. Tôt ou tard, j’allais tomber dans des broussailles inextricables.

Mais je n’arrivais à retrouver que des phrases rassurantes : je n’avais absolument rien à craindre, quoi qu’ils puissent me faire. L’amnésie du dégel était un mythe moderne ; beaucoup plus rare qu’on ne le disait. Ce qui était, pour le moins, une légère distorsion des faits. D’un autre côté, la vérité – il était presque normal d’avoir de vagues problèmes de mémoire – n’était pas très vendeuse.

— Je pense que je ne m’attendais pas à ça, dis-je.

— C’est assez drôle, mais personne ou presque ne s’y attend. Les cas difficiles sont ceux qui ne se souviennent même pas d’avoir été en relation avec les Ultras. Vous ne vous en sortez pas si mal, hein ?

— Non, admis-je. Et vous n’imaginez pas à quel point je me réjouis de penser qu’il y a des corniauds qui s’en sortent plus mal que moi.

— Hmm, fit-elle d’un ton réprobateur. Je ne suis pas sûre de pouvoir tout à fait approuver cette attitude, Tanner. D’un autre côté, il se pourrait que l’avenir vous donne raison. Un très proche avenir. Et maintenant, si vous rentriez dans la maison ? Vous y trouverez des vêtements à votre taille. Ce n’est pas que nous soyons prudes ou je ne sais quoi, à l’hospice, mais vous allez attraper la mort, dans cette tenue.

— Ce n’était pas intentionnel, croyez-moi.

Je me demandai ce qu’elle penserait de mes chances de guérison si je lui racontais que j’étais sorti précipitamment parce que j’avais été terrifié par un détail architectural.

— Non, bien sûr que non, dit-elle. Allez essayer les vêtements. Et s’ils ne vous vont pas, nous pourrons toujours les retoucher. Je reviens bientôt voir comment ça va.

— Merci. Au fait, qui êtes-vous ?

— Moi ? Oh, personne en particulier, je le crains. Un très petit rouage dans une machine d’une divine immensité. Je suis sœur Amélie.

Je ne m’étais donc pas trompé quand j’avais cru l’entendre appeler cet endroit un hospice.

— Et quel est au juste cet endroit, sœur Amélie ?

— Ah, ça, c’est facile. Vous êtes à l’hospice Mnémos, qui est tenu par le saint ordre des Mendiants de Glace et que les gens se plaisent à appeler l’hôtel Amnésie.

 

 

Ça ne me disait toujours rien. Je n’avais jamais entendu parler de cet endroit, ni sous le nom d’hôtel Amnésie, ni sous son nom plus officiel, sans parler des Mendiants de Glace.

Je rentrai dans le chalet, le robot me suivant à distance respectueuse. J’avais un peu hésité devant la porte d’entrée. C’était stupide, mais j’avais réussi à chasser la terreur en sortant de la maison, et j’étais repris d’une angoisse presque aussi vive maintenant que j’y revenais. Je regardai la niche. Elle me faisait une impression profondément déplaisante ; comme si quelque chose patientait, lové au fond, m’observant avec des intentions malveillantes.

— Habille-toi et sors de là, c’est tout, me dis-je tout haut, en castelan. Quand Amélie reviendra, dis-lui que tu as besoin d’un check-up neurologique. Elle comprendra. Ce genre de chose doit arriver sans arrêt.

Des vêtements m’attendaient dans un placard. Je les examinai. Pas de quoi s’extasier ; en tout cas, ils ne me rappelaient rien. Ils étaient simples, et avaient l’air faits à la main : un pull à col en V, un pantalon large, sans poches, des mocassins parfaits pour traîner dans la clairière. Rien de plus. Ils étaient à ma taille, et même ça, paradoxalement, me paraissait ne pas aller, comme si je n’y étais pas habitué.

Je jetai un coup d’œil au fond de l’armoire dans l’espoir d’y trouver quelque objet plus personnel, mais il n’y avait rien d’autre. Un peu perdu, je m’assis sur le lit et m’absorbai dans la morne contemplation de l’enduit texturé du mur, jusqu’à ce que mon regard tombe sur la niche. J’étais resté cryonisé pendant des années ; la chimie de mon cerveau avait sûrement fort à faire pour retrouver une sorte d’équilibre, et entre-temps ça me valait un aperçu de ce que devait être une véritable psychose. Pour un peu, je me serais roulé en boule et j’aurais formellement exclu le monde de toutes mes sensations. Une seule chose m’en empêchait : la tranquille certitude de m’être trouvé dans des situations bien pires, d’avoir affronté des dangers plus terribles que tout ce que mon esprit psychotique pouvait plaquer sur une alcôve vide – et de m’en être sorti. Tant pis si je n’arrivais pas, pour le moment, à me rappeler un seul incident particulier. Il me suffisait de savoir qu’ils s’étaient produits, et que si j’échouais maintenant, je trahirais une partie enfouie de moi qui demeurait parfaitement saine et se souvenait peut-être de tout.

Je n’eus pas longtemps à attendre l’arrivée d’Amélie.

Elle était hors d’haleine et toute rouge lorsqu’elle entra dans la maison. Sans doute était-elle remontée très vite du fond de la vallée ou de la falaise que j’avais vues, mais elle souriait, comme si elle avait apprécié l’effort pour lui-même. Elle portait une sorte de robe noire avec une guimpe, et un pendentif représentant un flocon de neige. Des chaussures poussiéreuses dépassaient sous l’ourlet de sa robe.

— Comment vont les vêtements ? demanda-t-elle en posant les mains sur la tête du robot ovoïde.

Ç’aurait pu être pour se stabiliser, mais le geste avait quelque chose d’affectueux.

— Très bien, merci.

— Vous êtes sûr ? Vous savez, s’il y a le moindre problème, vous n’avez qu’à les enlever et… eh bien, nous les ferons retoucher en un rien de temps, dit-elle avec un sourire.

— C’est parfait, répondis-je en la regardant attentivement.

Elle était très pâle ; à vrai dire, elle avait la peau la plus claire que j’aie jamais vue, ses yeux étaient presque dépourvus de pigmentation, et ses sourcils si fins qu’on aurait dit qu’ils avaient été dessinés à l’aérographe par un artiste de la calligraphie.

— Bon, très bien, dit-elle comme si elle n’en était pas tout à fait convaincue. Vous avez retrouvé d’autres souvenirs ?

— Je crois me rappeler d’où je viens. C’est un début, hein ?

— Essayez de ne pas forcer les choses. Duscha, notre neurologue, dit que vous ne devriez pas tarder à recouvrer la mémoire. Il ne faut pas vous inquiéter si ça prend un petit moment.

Amélie s’assit au bout du lit où je dormais encore quelques minutes auparavant. J’avais retourné la couverture pour cacher les taches de sang de mes paumes. Je n’aurais su dire pourquoi, mais j’avais honte, et je ne voulais pas qu’Amélie voie le trou sanguinolent de ma paume.

— Franchement, je crains que ça ne prenne un peu plus de temps que ça.

— Mais vous vous souvenez que ce sont les Ultras qui vous ont amené ici. Vous vous en sortez mieux que la plupart des gens, comme je vous le disais. Et vous savez d’où vous venez ?

— De Sky’s Edge, je pense.

— Oui. Le système d’Alpha du Cygne, enfin Cygnus.

Je hochai la tête.

— Sauf que nous, nous disons Swan.

— Oui. Je l’ai entendu dire. Je devrais vraiment me souvenir de ce genre de choses, mais nous avons des gens de tellement d’endroits, ici… je m’y perds parfois un peu.

— Je vous comprends, sauf que je n’ai pas encore très bien compris où nous étions. Je n’en serai sûr que quand j’aurai recouvré la mémoire, mais je crains de ne jamais avoir entendu parler des… comment vous appelez-vous, déjà ?

— Les Mendiants de Glace.

— Eh bien, ça ne me rappelle rien.

— Ça se comprend. Je pense que l’Ordre n’est pas présent dans le système de Sky’s Edge. Notre exigence ne se justifie que dans les systèmes où le trafic est conséquent.

Je fus un instant tenté de lui demander dans quel système nous nous trouvions, mais je me dis qu’elle évoquerait ce détail en temps utile.

— Je suis perdu, Amélie. Vous pourriez m’en dire un peu plus ?

— Sans problème. Mais ne m’en veuillez pas si ça sent un peu le discours répété. Vous comprenez, vous n’êtes pas le premier à qui j’ai dû expliquer tout ça. Et vous ne serez pas le dernier non plus.

Elle me raconta que l’ordre des Mendiants de Glace avait près d’un siècle et demi d’existence. Il avait été créé au milieu du vingt-quatrième siècle, à peu près à l’époque où le vol interstellaire avait échappé au contrôle exclusif des gouvernements et des superpuissances pour devenir presque banal. À ce moment-là, les Ultras commençaient à émerger en tant que faction humaine distincte : ils ne se contentaient pas de faire voguer des bâtiments, ils passaient leur vie entière à bord, une vie démesurément étendue au-delà de la durée de vie humaine normale par les effets de la dilatation temporelle. Ils transportaient des passagers payants de système en système, n’hésitant pas, parfois, à rogner sur la qualité du service : ils promettaient de transporter les passagers vers un endroit donné et les abandonnaient à des années-lumière de là, dans un tout autre système. Leurs installations de cryosomnie étaient parfois tellement obsolètes ou mal entretenues que les passagers se réveillaient monstrueusement vieillis, ou la mémoire irrémédiablement effacée.

C’était dans ce contexte désastreux que les Mendiants de Glace étaient apparus. Ils avaient fondé des chapitres dans des douzaines de systèmes afin de proposer leur aide aux voyageurs dont la décongélation ne s’était pas passée comme il aurait fallu. Les passagers des vaisseaux stellaires n’étaient pas seuls à souffrir de cette mésaventure, car une partie importante du travail des Mendiants concernait des gens restés des dizaines d’années dans des cryocryptes, passant à travers les récessions économiques ou les périodes de troubles économiques. Quand ces gens se réveillaient, c’était souvent pour retrouver leur compte en banque nettoyé, leurs biens personnels sous séquestre et leurs souvenirs en miettes.

— Bon, dis-je, j’imagine que maintenant vous allez m’annoncer la mauvaise nouvelle…

— Autant vous y faire tout de suite : il n’y a pas de mauvaise nouvelle, répondit Amélie. Nous nous occuperons de vous jusqu’à ce que vous alliez assez bien pour repartir. Si vous voulez partir avant, nous ne vous retiendrons pas, et si vous voulez rester plus longtemps, nous pourrons toujours utiliser une paire de bras supplémentaires dans les champs. Et quand vous aurez quitté l’hospice, vous ne nous devrez rien et vous n’entendrez plus parler de nous, à moins que vous ne le souhaitiez.

— Et comment rentabilisez-vous vos activités ?

— Oh, nous y arrivons. Beaucoup de nos clients nous font des dons, une fois tirés d’affaire, mais nous n’attendons rien d’eux. Nos frais de fonctionnement sont remarquablement bas, et nous ne devons rien à personne pour la construction de Mnémos.

— Un habitat comme celui-ci n’a pas dû être donné, Amélie.

Tout avait un prix : même la matière qui avait été mise en forme par des hordes de robots sans âme, autoréplicants.

— C’était beaucoup moins cher que vous ne pensez, même si nous avons dû accepter certains compromis dans la conception de base…

— La forme de fuseau ? Justement, je me demandais…

— Je vous montrerai quand vous irez un peu mieux. Alors vous comprendrez.

Elle demanda au cyborg de remplir un verre d’eau.

— Buvez ça. Vous devez être complètement déshydraté. Je suppose que vous avez hâte d’en savoir davantage sur vous-même. Comment vous êtes arrivé ici, et où est ici, d’ailleurs.

Je pris le verre et bus avec reconnaissance. L’eau avait un goût étrange, mais pas désagréable.

— Nous ne sommes manifestement pas dans le système de Sky’s Edge. Et nous devons être près de l’un des principaux centres d’échange, ou vous n’auriez pas construit cet endroit, déjà.

— Nous sommes dans le système de Yellowstone, en orbite autour d’Epsilon Eridani… fit-elle en me regardant comme si elle observait ma réaction. Vous n’avez pas l’air exagérément surpris.

— C’est plus ou moins ce que j’imaginais. Mais j’ai oublié comment je suis arrivé ici…

— Ça reviendra. Vous avez de la chance, d’une certaine façon. Certains de nos clients se remettent parfaitement, mais ils sont simplement trop pauvres pour s’installer dans le système comme il faudrait. Nous leur permettons de gagner un peu d’argent ici jusqu’à ce qu’ils puissent se payer au moins le passage jusqu’à la Ceinture de Rouille. Ou nous nous arrangeons pour leur procurer un contrat avec une autre organisation – c’est plus rapide, mais généralement beaucoup moins agréable. Enfin, vous n’aurez pas besoin d’en passer par là, Tanner. Vous avez l’air raisonnablement à l’aise. Vous n’êtes pas arrivé les mains vides. Vous étiez porteur d’une certaine somme. Et d’un mystère, aussi. Ça ne vous dit peut-être pas grand-chose, mais vous étiez un sacré héros quand vous avez quitté Sky’s Edge.

— Vraiment ?

— Oui. Il y a eu un accident, et vous avez réussi à sauver des vies.

— Je ne m’en souviens absolument pas.

— Vous ne vous souvenez même pas de Nueva Valparaiso ? C’est là que ça s’est passé.

Ça me rappelait quelque chose, un peu comme une vague réminiscence d’un livre que j’aurais lu, ou d’un spectacle que j’aurais vu il y avait des années. Mais l’intrigue et les principaux personnages – sans parler de l’issue – restaient résolument flous. Je nageais dans le brouillard.

— Désolé, ça ne me revient pas. Dites-moi comment je suis arrivé ici. Quel était le nom du bâtiment ?

— L’Orvieto. Il a dû quitter votre système il y a une quinzaine d’années.

— Je devais avoir une bonne raison d’être à bord. Je voyageais tout seul ?

— Pour autant que nous le sachions, oui. Nous n’avons pas encore fini de traiter tous les passagers. Il y avait vingt mille cryonisés à bord, et nous n’en avons décongelé qu’un quart. Rien ne presse, quand on y réfléchit. Quand on a passé quinze ans dans l’espace, quelques semaines de retard à l’arrivée ne font pas une grande différence.

C’était bizarre. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus, mais je sentais que j’avais quelque chose d’urgent à faire. J’avais un peu la même impression que lorsqu’on sort d’un rêve ; on ne se souvient pas des détails, mais on est encore troublé des heures après.

— Alors, dites-moi ce que vous savez de Tanner Mirabel.

— Nous ne savons pas tout ce que nous voudrions savoir, loin de là, mais ça n’a rien d’inquiétant. Votre monde est en guerre, Tanner. Depuis des siècles. Leurs renseignements sont à peine plus précis que les nôtres, et les Ultras ne s’intéressent pas particulièrement à leurs passagers, pourvu qu’ils payent.

Tanner Mirabel. Ce nom m’allait bien, comme de vieilles chaussures confortables. Et c’était une bonne combinaison, aussi. Tanner était un nom de travailleur ; dur et percutant. Le nom d’un homme d’action. Par contraste, Mirabel évoquait des revendications légèrement aristocratiques.

C’était un nom avec lequel je pourrais vivre.

— Pourquoi vos propres informations sont-elles imprécises ? Ne me dites pas qu’il y a eu la guerre, ici aussi ?

— Non, répondit Amélie, sur la défensive. Non, c’est autre chose. Quelque chose de très différent, en fait… Un moment, vous avez eu l’air presque content…

— J’étais peut-être soldat, répondis-je.

— Et vous vous seriez enfui avec des prises de guerre, après avoir commis une atrocité indicible ?

— J’ai l’air du genre à commettre des atrocités ?

Elle eut un sourire sans joie.

— Vous savez, Tanner, ici, nous en voyons de toutes les couleurs. Vous pourriez être n’importe qui ou n’importe quoi, et les apparences n’ont pas grand-chose à voir là-dedans. Attendez, ajouta-t-elle en ouvrant légèrement la bouche. Il n’y a pas de glace dans la maison, hein ? Vous avez vu de quoi vous avez l’air, depuis votre réveil ?

Je secouai la tête.

— Alors, suivez-moi. Un peu d’exercice vous fera le plus grand bien.

 

 

Nous quittâmes le chalet et suivîmes un sentier qui serpentait dans la vallée. Le cyborg d’Amélie marchait devant nous comme un chiot excité. Elle avait l’air à l’aise avec lui, alors que j’étais encore un peu intimidé, comme s’il s’était agi d’un serpent venimeux. Je me rappelai ma réaction lorsqu’il était apparu ; j’avais involontairement porté la main à une arme imaginaire. Ce n’était pas une attitude théâtrale, mais un geste qui me faisait l’effet d’avoir été souvent répété. J’avais presque l’impression de sentir la forme de la crosse sous ma main. Elle me manquait. Je sentais affleurer à ma conscience un gros tas de connaissances concernant les armes.

Je connaissais les armes, donc, et je n’aimais pas les robots.

— Dites-m’en plus sur mon arrivée, repris-je.

— Comme je vous l’ai dit, vous êtes arrivé à bord de l’Orvieto, répondit Amélie. Il est toujours dans le système, bien sûr, puisqu’ils n’ont pas fini de débarquer les passagers. Je vais vous le montrer, si vous voulez.

— Je pensais que vous alliez me montrer un miroir…

— On va faire les deux.

La pente du sentier s’accentua et il s’enfonça dans une combe ombragée par un dais de verdure foisonnante. Ce devait être la petite vallée que j’avais vue du chalet.

Amélie avait raison ; il m’avait fallu des années pour arriver jusqu’ici, et j’aurais pu attendre quelques jours, le temps de retrouver mes souvenirs ; ce n’était pas grave. Mais je n’étais vraiment pas d’humeur à attendre. Quelque chose me taraudait depuis que je m’étais réveillé ; ce sentiment d’urgence. J’avais une tâche pressante à accomplir, et chaque heure comptait.

— Où allons-nous ? demandai-je.

— C’est un secret. Un endroit où je n’ai pas vraiment le droit de vous emmener, mais je ne peux pas résister. Vous ne le direz à personne, n’est-ce pas ?

— Vous m’intriguez.

La combe ombreuse menait vers le fond de la vallée ; à un point aussi éloigné que possible de l’axe de l’hôtel Amnésie. Nous étions à l’endroit où les deux bouts coniques de l’habitat se rejoignaient. L’endroit, aussi, où la gravité était la plus forte. Tout mouvement exigeait un effort accru.

Le robot d’Amélie s’arrêta et tourna vers nous son visage ovoïde, inexpressif.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Il n’ira pas plus loin. Sa programmation le lui interdit.

Comme le robot nous empêchait de passer, Amélie fit un pas hors du sentier, s’aventurant dans l’herbe qui lui arrivait aux genoux.

— Il ne veut pas que nous passions, pour notre sécurité, mais il ne fera rien pour nous en empêcher si nous faisons l’effort de le contourner. Hein, brave bête ?

Je passai bravement à côté du robot.

— Vous avez dit que j’étais une sorte de héros…

— Vous avez sauvé cinq vies quand le lift de Nueva Valparaiso s’est effondré. Il a été question de la catastrophe sur toutes les chaînes d’information, même ici.

J’eus, en l’écoutant parler, l’impression que cette histoire me disait quelque chose, qu’il s’en fallait de peu pour que je m’en souvienne par moi-même. Le câble, m’expliqua Amélie, avait été sectionné par une explosion nucléaire qui avait fait tomber sur la planète sa partie inférieure, tandis que la partie supérieure s’était mortellement cabrée dans le vide. L’explication officielle incriminait un tir perdu qui avait tourné au drame, un missile d’essai lancé par une faction aux aspirations militaires qui avait réussi à traverser le bouclier protecteur antimissiles entourant le lift, mais – et ça, je n’arrivais pas à me l’expliquer – j’avais l’impression obsédante que ce n’était pas toute la vérité ; que si j’avais été dans les parages du lift à ce moment précis, cela n’avait pas été que le fait du hasard.

— Que s’est-il passé, au juste ?

— La cabine dans laquelle vous vous trouviez était sur le tronçon supérieur du câble. Elle s’est immobilisée, et vous n’auriez pas eu de problème s’il n’y avait pas eu une autre cabine qui fonçait vers vous par en dessous. Vous vous en êtes rendu compte et vous avez convaincu vos compagnons de voyage que la seule façon de vous en sortir était de sauter dans l’espace.

— Ça n’avait pas l’air d’être une solution très viable, même en scaphandre…

— Non, en effet, mais vous saviez que, comme ça, vous aviez encore une chance de survie. Vous étiez assez loin au-dessus de la couche supérieure de l’atmosphère. Vous aviez plus de onze minutes de chute libre avant de la heurter.

— Génial. À quoi bon disposer de onze minutes de vie supplémentaire quand on est condamné, inéluctablement ?

— C’est toujours onze minutes de vie accordées par Dieu, Tanner. Et il s’est aussi trouvé que c’était un délai suffisant pour que des vaisseaux de sauvetage vous récupèrent. Ils ont écumé l’atmosphère et ils vous ont tous récupérés, même l’homme qui était déjà mort.

Je haussai les épaules.

— Je ne pensais probablement qu’à ma propre survie.

— Peut-être, mais même ça, il faut être un vrai héros pour l’admettre. Voilà pourquoi je pense que vous devez réellement être Tanner Mirabel…

— Des centaines de gens ont dû mourir, de toute façon, dis-je. Ce n’est pas vraiment une action d’éclat, hein ?

— Vous avez fait ce que vous pouviez.

Nous suivîmes en silence pendant quelques minutes la piste rocailleuse, qui disparaissait sous les mauvaises herbes. La pente s’accentua encore, et nous nous retrouvâmes bientôt sous le fond de la vallée. Marcher exigeait une telle dépense d’énergie que j’étais épuisé.

J’avais pris la tête et, l’espace d’un instant, Amélie s’attarda derrière moi, comme si elle attendait quelqu’un. Puis elle me rattrapa et repassa devant moi. Au-dessus de nous, la végétation s’incurvait graduellement, se refermant pour former un tunnel vert sombre. Nous nous enfoncions dans une relative obscurité. Amélie avait le pied plus sûr que moi. Quand on n’y vit vraiment plus rien, elle tourna la bague d’un petit stylo-torche et pointa le mince pinceau lumineux devant nous, sans doute plus pour moi que pour elle : quelque chose me disait qu’elle était descendue là si souvent qu’elle devait connaître la moindre irrégularité du sol et le moyen de la contourner. Mais bientôt, cet éclairage d’appoint devint presque superflu ; une lumière laiteuse brillait devant nous et s’assombrissait périodiquement, toutes les minutes à peu près.

— C’est quoi, cet endroit ? demandai-je.

— Un vieux tunnel de service qui date de la construction de l’hospice. Les autres ont presque tous été comblés, mais celui-ci a dû être oublié. J’y viens toute seule quand j’ai besoin de réfléchir.

— Alors, c’est une sacrée preuve de confiance que vous me faites en m’amenant ici.

Elle tourna son visage vers moi.

— Vous n’êtes pas le premier que j’amène ici, dit-elle, son profil se perdant dans la pénombre. Mais, oui, j’ai confiance en vous, Tanner ; c’est ce qu’il y a de bizarre. Et ça n’a pas grand-chose à voir avec le fait que vous soyez un héros. Vous avez l’air gentil. Il y a une aura de calme autour de vous.

— On dit la même chose des psychopathes.

— Eh bien, merci pour cet échantillon de sagesse.

— Désolé. Je ne dirai plus rien.

Nous marchâmes en silence pendant quelques minutes, puis le tunnel déboucha dans une sorte de grotte au sol artificiellement aplani, et glissant. J’avançai prudemment, baissant les yeux. Le sol était de verre, et je voyais des choses bouger dans les profondeurs.

Des étoiles. Et des mondes.

À chaque rotation, une belle planète brun-jaune apparaissait, accompagnée d’une lune rougeâtre, beaucoup plus petite. Maintenant, je savais d’où venait la lumière intermittente.

— C’est Yellowstone, dit Amélie en indiquant le monde plus vaste. La lune avec la grande chaîne de cratères est l’Œil de Marco. Elle tient son nom de Marco Ferris, l’homme qui a découvert le gouffre, sur Yellowstone.

Une impulsion me fit m’agenouiller, comme pour la voir de plus près.

— Nous sommes donc assez près de Yellowstone…

— Oui. Nous sommes à l’extrémité du point de Lagrange, entre la lune et la planète ; le point d’équilibre gravitationnel se trouve à soixante degrés derrière l’Œil de Marco, sur son orbite. C’est là que sont parqués la plupart des gros vaisseaux… Regardez, dit-elle au bout d’un moment. Les voilà !

Un énorme conglomérat de vaisseaux apparut : minces et étincelants comme des dagues d’apparat incrustées de joyaux. Chaque bâtiment, gainé de glace adamantine, était aussi vaste qu’une petite ville – trois ou quatre kilomètres de long –, mais rendu minuscule par le nombre et la distance. On aurait dit un banc de poissons tropicaux étincelants. Ils étaient massés autour d’un autre habitat, et eux-mêmes entourés de plus petits vaisseaux pareils aux piquants d’un oursin. L’ensemble devait être à deux ou trois cents kilomètres de nous. Il disparaissait déjà dans la rotation du carrousel. Amélie eut à peine le temps de me montrer le bâtiment qui m’avait amené là.

— Celui-là, au bord de l’essaim. Je crois bien que c’est l’Orvieto.

J’imaginai ce bâtiment dans le vide interstellaire, croisant juste à la limite de la vitesse de la lumière pendant près de quinze ans, et là, l’espace d’un instant, j’eus une compréhension viscérale de l’immensité que j’avais franchie en venant de Sky’s Edge – le Bord du Ciel si bien nommé –, comprimé dans un instant subjectif de sommeil sans rêve.

— Il n’y a pas de retour en arrière possible, hein ? dis-je. Même si l’un de ces vaisseaux retournait sur Sky’s Edge, même si j’avais les moyens de monter à bord, je ne rentrerais pas chez moi. Je serais un héros du passé – de trente ans dans le passé –, probablement oublié depuis longtemps. À moins qu’un gamin né après mon départ n’ait décidé de me considérer comme un criminel de guerre et d’ordonner mon exécution à l’instant de mon réveil…

Amélie hocha lentement la tête.

— La plupart des gens ne rentrent jamais chez eux, c’est vrai. Même sans la guerre, ils trouveraient trop de changement. Mais la plupart s’y sont déjà résignés avant de partir.

— Vous voulez dire que ce n’est pas mon cas ?

— Je ne sais pas, Tanner. Ce que je sais, c’est que vous avez l’air différent… Eh, regardez ! s’exclama-t-elle avec une soudaine allégresse. Une squame !

— Une quoi ?

Je suivis son regard et je vis une coque conique, qui avait l’air aussi gigantesque que n’importe lequel des bâtiments de l’essaim, bien que ce fût difficile à affirmer.

— Je ne sais pas grand-chose de ces vaisseaux, Tanner, mais pour moi, ils sont vivants, capables de changer, d’évoluer avec le temps, de sorte qu’ils ne sont jamais obsolètes. Les changements sont parfois intérieurs, mais il arrive aussi qu’ils affectent la forme globale du bâtiment, qui devient plus gros, par exemple. Ou qui s’affine, afin d’approcher la vitesse de la lumière. Dans ces cas-là, généralement, il revient moins cher de dépouiller le vaisseau de sa vieille carapace de diamant plutôt que de la détacher et de la reconstruire une pièce après l’autre. Le vaisseau mue, comme un reptile se dépouillant de sa vieille peau…

— Je vois… Et j’imagine que ces mues se vendent à vil prix ?

— Même pas. La squame est abandonnée sur orbite où elle tourne interminablement jusqu’à ce que quelque chose rentre dedans. Nous en avons récupéré une, nous avons stabilisé sa rotation et l’avons entourée de débris de roche récupérés sur l’Œil de Marco. Nous avons attendu longtemps avant de trouver une autre squame qui se raccorde avec la première, mais nous avons fini par obtenir deux coques que nous avons pu réunir, et c’est comme ça que nous avons construit l’hospice.

— Pour pas cher, donc.

— Oh, c’était quand même beaucoup de travail. Mais la conception de l’habitat nous convient parfaitement. D’abord, il faut moins d’air pour remplir un habitat de cette forme qu’un cylindre de même longueur. Et puis, au fur et à mesure que les gens vieillissent, ils sont moins forts, moins capables de mener leurs tâches à bien à l’endroit où les deux coques ont été raccordées, et ils peuvent passer plus de temps à travailler dans les hautes terres à faible gravité, se rapprochant graduellement des extrémités – plus près du ciel, comme nous disons.

— Pas trop près, j’espère.

— Oh, ce n’est pas si pénible, répondit Amélie avec un sourire. Nos vieux chéris peuvent nous regarder de là-haut, après tout.

Il y eut un bruit, derrière nous. Quelqu’un approchait, discrètement. Je bandai mes muscles et j’eus une nouvelle fois l’impression que ma main se moulait sur la crosse d’une arme. Une silhouette à peine visible entra dans la grotte. Je vis Amélie se raidir. La forme resta un moment immobile. On n’entendait que sa respiration. Je ne dis rien. J’attendis patiemment que le monde, en tournant, projette sa lumière sur l’intrus.

— Amélie ! dit-il d’un ton de reproche. Vous savez que vous ne devriez pas descendre ici. Ce n’est pas permis.

— Frère Alexei ! dit-elle. Vous avez bien vu que je n’étais pas seule !

Il éclata d’un rire forcé dont les parois de la grotte se renvoyèrent les échos.

— Elle est bonne, celle-là ! Je sais bien que vous êtes seule. Je vous ai suivie. Je n’ai vu personne avec vous.

— Sauf que je suis bel et bien accompagnée. Vous avez dû me voir quand je me suis attardée. Je pensais que vous nous suiviez, mais je n’en étais pas sûre.

Je décidai de rester coi pour le moment.

— Vous n’avez jamais su mentir, Amélie.

— Peut-être pas, mais pour le moment, je dis la vérité. N’est-ce pas, Tanner ?

J’intervins juste au moment où la lumière revenait, révélant l’intrus. Je savais déjà que c’était un autre Mendiant, à la façon dont Amélie l’avait salué, mais il n’était pas habillé comme elle. Il portait une simple robe noire à capuchon, ornée, sur le devant, du sempiternel cristal de neige. Ses bras étaient négligemment croisés sous le motif, et je trouvai à son visage une expression moins sereine qu’avide. Il avait tout du type avide, d’ailleurs, avec ses pommettes et sa mâchoire, d’une pâleur cadavérique, sculptées par l’ombre.

— Elle disait vrai, déclarai-je.

Il fit un pas en avant, et je vis ses yeux enfoncés briller dans le noir.

— Tiens, un derrière de dégel ! Laissez-moi vous regarder de plus près ! Il y a longtemps que vous êtes réveillé ?

— Quelques heures, répondis-je en m’avançant, pour qu’il voie de quel bois j’étais fait.

Il était plus grand que moi, mais nous étions à peu près de la même corpulence.

— Ça ne fait pas longtemps, poursuivis-je, mais suffisamment pour savoir que je n’aime pas qu’on me traite de derrière de dégel. C’est quoi ? De l’argot de Mendiant de Glace ? Vous n’avez pas l’âme aussi élevée que vous voudriez le faire croire, on dirait…

Il grimaça un sourire mauvais.

— Qu’en savez-vous ?

Je fis un pas vers lui, mes pieds glissant sur le verre, les étoiles tournoyant en dessous. Je pensais avoir compris le scénario.

— Vous aimez ennuyer Amélie, c’est ça ? Ça vous excite, pas vrai ? Vous aimez la suivre ici. Et qu’est-ce que vous faites quand vous la trouvez seule, hein, Alexei ?

— Quelque chose de divin, répondit-il.

Je comprenais, à présent, pourquoi elle avait traîné, laissant Alexei penser qu’elle était seule. Cette fois-ci entre toutes, elle devait être d’accord pour qu’il la suive, parce qu’elle savait que je serais là aussi, avec elle. Je me demandai fugitivement depuis combien de temps ça durait, et combien de temps elle avait dû attendre le réveil de quelqu’un lui inspirant confiance.

— Faites attention, Alexei, dit Amélie. Cet homme est le héros de Nueva Valparaiso. Il a sauvé des vies, là-bas. Ce n’est pas un simple touriste.

— Alors, qui est-il ?

— Je ne sais pas, répondis-je à sa place, tout en franchissant les deux mètres qui me séparaient de lui d’un mouvement aussi fluide et coulé qu’un bâillement.

Je le collai contre la paroi de la grotte en lui coinçant le bras sous le menton, juste assez fort pour lui donner l’impression que sa dernière heure était venue.

— Arrêtez… hoqueta-t-il. Je vous en prie… Vous me faites mal.

Quelque chose tomba de sa main : un outil de jardinage aux bords tranchants. Je donnai un coup de pied dedans, l’envoyant valser au loin, sur le plancher de verre.

— Vous êtes vraiment un crétin, Alexei. Si vous tenez à vous armer, ne lâchez pas votre engin !

— Vous m’étouffez !

— Si je vous étouffais, vous ne pourriez plus parler. Vous seriez inconscient, depuis le temps.

Mais je relâchai la pression et le poussai vers le tunnel. Il trébucha sur quelque chose et tomba de tout son long. Un objet tomba de sa poche ; une autre arme improvisée, sans doute.

— Pitié…

— Écoutez-moi. Alexei. Ce n’était qu’un avertissement ; la prochaine fois que nos chemins se croiseront, vous repartirez avec un bras cassé. Compris ? Je ne veux plus vous voir ici.

Je ramassai l’outil de jardinage et le lui lançai.

— Allez, camarade ! L’agriculture manque de bras !

Nous le regardâmes se relever, marmonner quelque chose d’inaudible et détaler dans le noir.

— Depuis combien de temps ça dure ?

— Quelques mois, répondit-elle d’une voix très calme, à présent, en regardant Yellowstone et l’essaim de bâtiments redevenir visibles. Ce qu’il a dit… enfin, ce qu’il a sous-entendu… n’est jamais arrivé. Il s’est contenté de me faire peur. Mais chaque fois, ça allait un peu plus loin. Il me fait peur, Tanner. Je suis heureuse que vous ayez été là, avec moi.

— Vous l’avez fait exprès, hein ? Vous espériez qu’il tenterait quelque chose aujourd’hui…

— J’ai cru que vous alliez le tuer. Vous auriez pu le faire, hein, si vous aviez voulu ?

Sa question m’incita à réfléchir, et je fus bien obligé de reconnaître qu’il ne m’aurait pas été difficile de l’éliminer. Ce n’aurait été qu’une modification technique de la manœuvre d’étranglement à laquelle je m’étais livré sur lui. Ça ne m’aurait pas demandé un gros effort ; ça aurait à peine entamé le calme que j’avais su garder pendant tout l’incident.

— Il ne méritait pas que je prenne cette peine, dis-je en me penchant pour ramasser la chose qui avait glissé de sa poche.

Ce n’était pas une arme – ou si c’en était une, elle ne m’était pas familière. On aurait plutôt dit une seringue, et elle contenait un fluide noir, apparemment, ou plutôt rouge foncé.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une chose qu’il n’aurait jamais dû avoir à l’hospice. Vous pouvez me donner ça ? Je vais le faire détruire.

Je lui passai bien volontiers la pompe hypodermique. Elle ne pouvait m’être d’aucune utilité. Elle l’empocha avec une certaine répugnance et dit :

— Tanner, il reviendra quand vous serez parti.

— Nous nous occuperons de ça plus tard. Et je ne suis pas près de partir, n’est-ce pas ? Pas dans l’état où est ma mémoire. Enfin, poursuivis-je d’un ton plus léger, vous avez dit, tout à l’heure, que vous alliez me montrer mon visage.

— Je vous ai dit ça, hein ? répondit-elle d’une voix hésitante.

Elle me fit agenouiller, me dit de regarder la surface vitrée et reprit dans sa poche le petit stylo lumineux qu’elle avait utilisé dans le tunnel. Quand Yellowstone et sa lune furent passées et que la grotte fut redevenue noire, elle projeta le pinceau lumineux vers mon visage et je regardai mon reflet dans la vitre.

Je ne fus pas exagérément surpris. Comment aurais-je pu l’être, alors que j’avais palpé les contours de mon visage une douzaine de fois depuis mon réveil ? J’avais senti que je devais avoir un visage d’une morne séduction, et c’était le cas. J’avais le visage d’un acteur raisonnablement connu, ou d’un politicien aux motivations douteuses. Un homme aux cheveux sombres, d’une petite quarantaine d’années – et sans très bien savoir d’où je tirais cette conviction, je sus que sur Sky’s Edge, ça voulait dire à peu près ce que ça disait : je ne pouvais pas être terriblement plus vieux que j’en avais l’air, parce que nos traitements de longévité avaient des siècles de retard sur ceux du reste de l’humanité.

Une autre bribe de souvenir se mit en place.

— Merci, dis-je quand j’estimai en avoir assez vu pour le moment. Je pense que ça m’a aidé. Je ne crois pas que mon amnésie durera éternellement.

— Ça ne dure pratiquement jamais.

— En réalité, je flippais. Vous avez dit qu’il y a des gens qui ne recouvrent jamais la mémoire.

— Oui, dit-elle, un peu attristée. Il y en a qui ne se remettent jamais suffisamment pour repartir.

— Et que leur arrive-t-il, alors ?

— Ils restent ici. Ils nous aident. Ils apprennent à cultiver les jardins en terrasse. Parfois même, ils rejoignent l’Ordre.

— Pauvres gens.

Amélie se leva, me fit signe de la suivre.

— Oh, il y a pire, Tanner. Bien pire. J’en sais quelque chose.

La Cité du Gouffre
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